Chréa
Nouvelle
Frédéric O. Sillig
Mercredi 9 août 1961
La peur ?Je ne sais pas. Mais je ne bouge pas.
Mes deux orteils reposent sur une liste de renforcement du dos de l'armoire, saillie: deux centimètres, pas plus. Six de mes doigts s'agrippent sur une même liste assemblée une toise plus haut. L'équilibre général du système est assuré par l'appui de mes fesses contre l'angle de deux cloisons. Simple à imaginer, il s'agit d'une armoire d'angle, pour être plus précis, une penderie apostée dans l'angle d'une pièce. Et je suis derrière. Les doigts glissent, les orteils me font mal. Un changement d'appui risque de faire grincer la menuiserie, de déplacer le meuble. Mes chevilles s'engourdissent. Je parviens à reculer les épaules, plaquer mes omoplates contre la tapisserie pour en augmenter la surface de frottement avec l'espoir que l'humidité, qui devrait bientôt exsuder de mon dos nu, parfasse le processus. Soulagement momentané des doigts, des orteils. Momentané !
Combien de temps ?
****
Combien de temps dois-je tenir dans cette curieuse posture ?
Combien de temps vais-je tenir dans cette curieuse posture ?
Deux variables indicibles !
Marivaudage ?
Marivaudage ??!! ... Une cavalcade dans l'escalier de bois. On monte.
J'entends Monsieur Riccio qui ouvre la porte de sa chambre.
— Qu'est-ce qui se passe ici ? Nom de...
Ce sont deux coups de feu rapprochés qui lui tiennent lieu de réponse. Pistolet automatique. Le tintement des douilles sur le parquet. Puis le bruit de la poignée de la porte, lâchée d'un coup, qui en remontant percute sa butée et celui d'un corps qui s'affale.
Une voix à l'accent italien ou corse.
— Ouvrez cette porte ! ... Non, celle-là, bon Dieu !
La porte est enfoncée. Celle de Monsieur Jean-Claude et de Madame Cherriaux sans doute. Le hurlement de Madame Cherriaux me le confirme. Deux rafales de PM cette fois. Très courtes ; des pros. Et toujours le martèlement de trois ou quatre paires de Rangers sur le plancher de l'étage.
De nouveau l'accent corse.
— Je ne veux pas de restes ! Fouillez la baraque, nom de Dieu !
Cette fois, c'est ma porte qui vole en éclats. Elle n'était même pas verrouillée. Je retiens mon souffle...
— Ici, y a bersone là-tetans !
Un allemand ou un alsacien.
Je respire. Mentalement... Pas d'euphorie ! Rien n'est joué !
Il semble qu'ils redescendent tous maintenant. On entend le Corse dans l'escalier :
— T'a regardé si y avait de la galette ?
— Les boches tu fieux, et te l'audre, sa feste... teux mille, bas blus !
Plus de bruit de pas sur le plancher, ils sont tous sur le carrelage du rez-de-chaussée.
Une autre voix, haut perchée, une voix de tête:
— Les gars ! Une bouteille de Cognac, Bordel ! Elle est pleine ! Du Martell !
C'est le Corse qui doit être le chef :
— Bon ! On lui fait un sort et on dégage fissa !
Drelin, drelin ! La clochette de la porte d'entrée qui vient de se fermer avec fracas. Silence relatif. Ils sont tous à l'extérieur.
Je pose un pied.
Puis l'autre.
Combien de temps ?
Impossible de le dire !
****
Un rendez-vous médical tôt dans la matinée était hier soir la raison prudente du retour à Alger de mon Oncle Hervé et de Tante Esther, dès la fin de repas. Leur fils Régis qui leur sert de chauffeur avait organisé, avec quelques voisins, pour vingt et une heure précise, un convoi paramilitaire de quatre ou cinq voitures pour parcourir sans encombre les 18 km qui nous sépare de Blida. La nuit s'annonçait calme mais l'endroit est retiré, la route sinueuse et propice aux embuscades. Un souci, bien que Régis soit toujours très convenablement armé. Comme à l'accoutumée, il s'arrangera ensuite pour insérer sa « 15 » dans un des nombreux convois militaires qui circulent en permanence la nuit entre Blida et Alger. Pour le reste, les papiers consulaires d'Oncle Hervé sont censés jouer leur rôle.
Pour moi François, tout juste 15 ans, c'est la décision de rester à Chréa pour la nuit qui a prévalu. Bernard devait me ramener dans la journée à El Biar chez ses parents, mes autres grands oncle et tante, Marcel et Sophie, chez qui je vis seul après le départ inattendu en métropole de ma mère, et en l'absence de mon père actuellement occupé en Italie.
Ce n'est que vers minuit que notre amphitryon, Monsieur Riccio parvint à convaincre Monsieur Jean-Claude et son amie de rester. Circuler la nuit à Chréa n'est pas rassurant par les temps qui courent.
Monsieur Riccio, le patron de Régis, est un ami de la famille depuis toujours, et nous accueille dans sa maison de vacances pendant la réparation de fortune du toit du chalet familial implanté à quelques pas. Aujourd'hui il a également invité pour la soirée M. Jean-Claude, dont j'ignore d'ailleurs le patronyme, et sa nouvelle compagne Madame Cherriaux – « la-Grande-Françoise » pour mes cousins – qui possèdent une maison beaucoup plus loin sur La Belle-Crête. Ces deux personnes sont semble-t-il coutumières de lieux depuis le récent veuvage de leur hôte avec qui, en dépit de leur différence d'âge, de génération peut-on dire, paraissent très bien s'entendre.
Deux figues noires décomposées au bord de l'impressionnant plateau d'osier constituait le seul reliquat du frugal mais délicieux repas que nous avaient préparé Madame Cherriaux pour la salade niçoise, et Douadi, l'intendant de Monsieur Riccio, pour ses inimitables spaghettis safran, harissa, droh et mlokiah. La deuxième bouteille de Mostaganem était presque vide à l'inverse du flacon de Martell apporté par Monsieur Jean-Claude qui avait gardé sa collerette intacte. Il est vrai, en ce jour de retrouvailles pour certains, que la discussion a été vive depuis la fin de l'après-midi ; mais plus encore depuis le départ « des Hervé ». Pour tout dire, les condamnations du 11 juillet, le fait que Challe échappe au peloton – Onc'Maurice pour plusieurs d'entre nous – , l'assassinat maquillé par le 22ème BCA de Si Salah, négociateur de la fameuse « paix-des-braves » avec de Gaulle, l'échec des discussions avec le FLN, les nouvelles émissions pirates de l'OAS à la télévision sont autant de sujets qui rassemblent ou divisent.
A l'heure de se séparer, la répartition des chambres de l'étage se fit sans cérémonie, si ce n'est le matinal Douadi qui a dû insister farouchement pour rester au rez-de-chaussée sur le canapé-lit, selon lui, afin d'éviter de nous réveiller « dès potiron-minette », disait-il avec l'accent de Sidi Ferruch.
****
Ce qui m'a réveillé vers six heures, c'est un coup de feu. C'est à travers les persiennes que j'ai aperçu Douadi étendu dans le pré à côté du chemin qui mène à la cabane à outils. A plat-ventre. Derrière le muret qui nous sépare de la route d'accès, un lézard joufflu, nu-tête, un bout de cigare au coin de la bouche et un automatique fumant à la main, la tenue léopard grand ouverte. J'ai aussitôt entendu Bernard hurler à sa fenêtre.
— Qu'est-ce que vous foutez, bordel ? On est français ici !
Un deuxième coup de feu qui venait d'ailleurs. Un troisième. Un impact sur le contrevent et Bernard qui continuait à hurler en dévalant l'escalier. Cédant à un incroyable réflexe, je me suis livré en quelques secondes à l'enfournement de toutes mes affaires dans l'armoire à glace, qui faisait face, en oblique, au sofa sur lequel j'avais dormi, emballé dans une couverture berbère. Vêtements, nécessaire de toilette, nu-pieds, couverture, tout ! Et moi ? Je remarquai que l'armoire était sur pieds. Quatre de ces hideux pieds de bois tournés comme des pièces de jeu d'échec. N'y croyant pas trop, je plongeai sous le meuble et, miracle, le rétablissement en position verticale dans l'angle que formait le mur de façade et la cloison se passa sans aucune espèce de problème. En bas, Bernard avait atteint la porte d'entrée, hurlant toujours. Une brève rafale. Bernard ne hurlait plus.
****
Maintenant , ils sont tous à l'extérieur. C'est sûr ! Le gravier crisse, ils sont devant la maison. Je les entends. Je me souviens que Régis garde en principe un ananas ici, dans sa temporaire table du nuit. Un espoir. Un espoir insensé ! Pour sortir, je dois pousser l'armoire. Trop dangereux ! Le bruit, le moindre grincement et... Dans le situations désespérées, le cerveau fonctionne vite. C'est vérifié !... Le processus d'extraction doit être le même que celui de l'insertion ; demi-tour , à genoux et sortie en reculant à plat ventre. C'est vérifié !... Sauf pour les chats qui ne savent pas redescendre des arbres. La table de nuit de Régis ! Il faut que je traverse le palier. Les planches grincent mais pas trop. Ils sont en train d'écluser le cognac. Ils parlent... une chance ! Le spectacle qui m'attend ne doit pas m'atteindre ! A aucun prix ! Il faut que ce soit.. des objets, de vulgaires objets ; des objets inanimés, endormis, pas des cad...
Il faut y aller ! On y va ? ... On y va !
Les semelles des babouches, puis la robe de chambre à capuchon de Monsieur Riccio, tachée, éventrée, et à ma gauche, par la porte entrouverte, les rayures du maillot de corps de Monsieur Jean-Claude qui jouent au stroboscope avec les persiennes, l'énorme bague bleue au doigt de Madame Cherriaux, les volants vieux-rose de sa combinaison sur son support. Désarticulé. Des objets ! Des objets qui se succèdent le long du parcours d'un sinistre train fantôme. Mais des objets ! Des objets ! Rien que des objets !
La chambre de Régis. Le tiroir de Régis. Merveille, deux grenades ! Byzance ! Modèle défensif; sans manche, américain, cuillère, goupille. Retour dans ma chambre. Sans regarder cette fois. Mais c'est dans la chambre de Bernard que je dois aller. Bernard ne ferme jamais les persiennes. La fenêtre est ouverte et ils sont juste au-dessous. Ils boivent. Ils se passent la bouteille. Ils parlent peu mais à chaque tour, ils parlent un peu plus fort. Je suis dans un état second. La table de nuit et la lampe qui est dessus me gène pour regarder. Et pour lancer. Parce que je dois lancer. Je dois ! Le cordon de la lampe est clair, je la débranche quand même. Je dépose la lampe sur le pageot avec une infinie précaution, l'abat-jour est horrible. Murano. Maintenant la table de nuit. Je la prends par les pieds. Bon Dieu !... il faut la vider d'abord ! Un pot de chambre ébréché. Porcelaine. Sur le lit ! Le guéridon est déplacé de quarante centimètres. Sans aucun bruit. La voie est libre et en bas, la bouteille de Martell n'est pas encore tout à fait vide.
Comment s'y prendre ? C'est la première fois que je... Je me souviens du propos de mon père : on dit « vingt et un, vingt-deux ... et à vingt-six, ça pète ! » Dans les-films-de-guerre-série-B-amerloques-du-Rex : Ils disaient pareil, en anglais; les sous-titres suivaient, mais après la détonation. Alors ? Alors je compte une seconde pour me lever et viser, une pour la chute de la grenade et une demie de plus pour la marge ; en fait, je me dresse à trois et demie et je lance à cinq. La trajectoire ? Ils sont en cercle, juste en dessous, sans regarder en l'air, le cognac est bientôt liché. Facile ! Je dégoupille. Ça coince, nom de... ! Mouvement rotatif. Sans bruit. Ca y est , la cuillère est lâchée! Vingt et un, vingt-deux, vingt-trois... Je suis debout. Ils sont toujours positionnés en cercle. J'ajuste le centre. Vingt-quatre.. vingt-cinq ! Je lance. Je m'aplatis derrière l'allège. Juste le temps de voir qu'un seul des paras se jette à terre en hurlant quelque chose d'inintelligible. C'est un grand blond au regard vide. Les quatre autres vont être foudroyés debout.
Je n'aurais jamais imaginé une pareille détonation. Mes tympans en prennent un sale coup. Pourtant j'ai bien ouvert la bouche comme me l'a souvent recommandé mon artilleur de père, mais je n'ai pas eu le temps de me boucher les oreilles en me recevant sur les avant bras. La grenade a dû exploser avant de toucher le sol. Efficacité ! Du grand art ! Espérons que ça n'alerte pas trop de monde alentours. Mais moi, il faut que je dégage en vitesse ! Vite un coup d'œil par la fenêtre...
Mazette !
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Je finis de m'habiller dans l'escalier, pressé d'aller voir de plus près ces cinq paras ou ce qu'il en reste. Une épreuve encore. Je vais devoir découvrir une chose, un objet inanimé qui doit ressembler cette fois à mon cousin Bernard. Mon cher cousin Bernard. Je redoute. Il est effectivement devant la porte d'entrée – heureusement pour moi – face contre terre, le nez dans l'herbe. Je dois enjamber son corps pour atteindre le plan de gravier jonché de débris de toute nature. L'épreuve se passe pas trop mal, ma préoccupation est ailleurs. Les cinq paras. J'aimerais être au clair sur leur état, précisément sur leur aptitude à me faire misère. Les fragments de la grenade ont rempli leur rôle au vu du carnage qui est à mes pieds.
Le joufflu qui a tiré sur Douadi est assis, le torse contre la façade, le côté gauche effondré sur une brouette, il est pratiquement décapité. Me faisant face, un petit noiraud bronzé très musclé, probablement le corse, est allongé sur le dos les bras en croix, un trou énorme centré exactement sous le sternum d'où jaillit encore je ne sais trop quelle catégorie de viscères. A mes pieds, la jambe arrachée d'un autre, grand ou petit je l'ignore, repose à l'envers le long de son torse, talon vers le haut prenant appui latéral sur la tempe du malheureux, coupe en brosse jaune paille et nez en lame de couteau. L'autre jambe, je ne la vois pas ; elle est sous le dos du para. Sur sa droite, un chauve à taches de rousseur, visage squelettique, a son compte aussi ; à plat-ventre, la tête retournée, bouche ouverte, ses pupilles me fixent, immobiles. Et puis derrière lui, mon œil s'attarde sur le grand blond au regard vide. Celui qui a voulu s'aplatir en voyant arriver la grenade. Mais il est sur le dos. C'est sûr maintenant, la grenade a dû exploser avant de toucher terre. Son regard est toujours vide. Une plaie à la tête, l'arrière du crâne emporté, une oreille qui ne tient qu'à un fil. Entre ses deux tibias, le flacon de Martell, vide mais intact. Incroyable ! Je le pousse du pied. Oui, la bouteille est vraiment entière ! ...,
Il bouge, nom d'un chien !
Le type au regard vide ! Il bouge l'épaule droite ! Ses mains ? Elles restent en place, Dieu merci ! Qu'est ce que je fais, nom d'une pipe ? La deuxième grenade ? Impensable ! J'hésite. Désespoir. Mes yeux parcourent l'horizon. Le muret. La route d'accès. Le portail. La haie. La propriété des Serfati. Désespoir ! Rien ! Sauf... le corps de Bernard, ce bon Bernard, mon cousin Bernard.
Je n'hésite plus. ...La dague du chauve ! ...Je n'hésite plus !
C'était la carotide, la jugulaire ? Je n'en sais foutre rien mais le palpitant fonctionnait encore rapport au jet. Auquel j'échappe d'ailleurs, mais pas l'insigne d'unité du para où figure sur fond argent, une tête de panthère noire. Sans doute Bagherra, l'amie protectrice de Mowgli dans ce Livre de la Jungle de mes paisibles endormissements enfantins. Mon père me racontait qu'ici à Chréa, on a capturé des panthères jusqu'en 1910, année de sa naissance. Coïncidence ?
Je me surprends à nettoyer le manche de l'arme. Geste dérisoire, interrompu par la précipitation mais aussi par le fait que je réalise que dans le contexte actuel, cet épisode ne s'honorera pas de la présence ici d'Hercule Poirot, de Maigret ou de Bertillon.
C'est la gue... , ce sont « les événements »!
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Je transpire, le soleil commence à chauffer à travers les arbres. Je cours. Je souhaite arriver au plus vite à Blida. M'éloigner de tout cela. J'ai soif. Éviter de me faire voir par quiconque. L'auto stop est hors de question. J'aurais pu voler un vélo ou prendre le tout-terrain des paras sans problème, mais bonjour la discrétion ! J'aurais pu prendre une arme aussi. Je n'ai pas commis cette erreur. Et j'ai planqué la deuxième grenade. Je quitte la route et j'essaie d'emprunter les anciens chemins muletiers qui la borde, dont le tracé est régulièrement interrompu par l'abandon ou la pousse de broussailles. Les dix-huit kilomètres vont devenir vingt ou davantage même. Alors, je prends les traverses, sentiers qui relient abruptement les lacets de la route. Mais je ne m'éloigne pas trop de peur de me perdre. C'est l'angoisse de rencontrer quelqu'un qui puisse m'assimiler à la scène de tout à l'heure. Suivant qui c'est... La pente est très forte. Presque 15 % parfois. Je crois que je vais me taire sur tout. ça vaut mieux pour tout le monde. Surtout pour les parents de Bernard ... et les miens. Je vais essayer d'échafauder une histoire qui tienne ! Une engueulade matinale avec Bernard et mon départ en auto-stop, par exemple. Ca devrait pouvoir tenir la route. Reste à trouver le motif de l'esclandre. Et l'heure. Celle du lever, celle de l'engueulade et celle du départ. J'ai encore un peu de temps. J'ai déjà dépassé Les Glacières depuis un moment. Un bruit de moteur. Une fois de plus, je quitte la route. Tapis derrière un massif de je ne sais quel végétal, je vois monter un véhicule identique à celui de mes visiteurs de tout à l'heure, un Dodge WC51 ou quelque chose de ressemblant. Impossible d'identifier quoi que ce soit ou qui que ce soit. En haut, ils risquent bien d'apercevoir l'autre tout-terrain garé sur le chemin d'accès de M. Riccio. Ils vont donner l'alerte ! Ils vont écumer la région ! Je redouble de vigilance. Malgré les frondaisons des châtaigniers et des cèdres, j'ai le cerveau qui bout comme dans une marmite. Il faut que je gagne Blida le plus rapidement possible. C'est l'heure ou la ville commence à s'animer. Je vais pouvoir me noyer dans la foule.
J'ai soif. J'ai très soif. Je m'éloigne de Chréa.
A jamais.
Chréa, c'était, dit-on, le lieu où jadis les cadis de Blida venaient rendre la justice sous un cèdre. Enfer ou paradis ?, Des parties de chasse du début du siècle, des cantines, des dimanches en famille, « Les Enfants à la montagne », des colonies de vacances pour enfants nécessiteux , des auberges de jeunesse, de la détente, du ski, « La Grande Piste », des hôtels, des villas, des chalets, des courses de moto, des randonnées au Pic Abd El Kader, au col des Fougères, au « Chameau » ou encore à la Pointe des Blagueurs, c'était le lieu de tous les bonheurs qu'avait fondé ici dans les années 20, celui qu'on appelait le Père Gelly, gazé et rescapé des tranchées. Et Maintenant ?
J'ai soif. J'ai très soif. Je m'éloigne de Chréa.
A jamais.
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Les faubourgs de Blida sont très animés, malgré l'heure matinale. Une fontaine. C'est mon objectif premier. Ensuite, ce sera la discrétion et un véhicule. Les émotions et les épanchements suivront probablement, mais pour l'heure, fontaine, discrétion et véhicule. Le gros de l'animation qui règne ici est constitué de mouvements de camions militaires chargés de troupe. Tout ce qu'il y a de plus insolite à cet endroit et à cette heure. Le long d'un trottoir où j'assèche pratiquement la première fontaine que je viens de trouver se dandine le cul noir d'une vieille fourgonnette 203. Antérieure à 1957 ; elle est pas encore équipée de clignotants, mais de flèches de direction, son immatriculation n'est pas « 9A » mais « 91 ». « Établissements Giordano, négociants en fruits, Alger », annonce pompeusement une inscription à peine lisible sur la porte crasseuse du tacot auquel fait face, le nez dans la gueule de la « lionne », Dario Moreno –son parfait sosie, pour être précis– arque bouté sur une manivelle qui n'arrive pas à amorcer un processus immanquablement grevé par un allumage déficient . L'orientation du capot en direction de Boufarik et la mention sur la portière m'annoncent une probable ouverture vers mon objectif : Alger, puis El Biar. Le ronronnement de la 203, quoique souffreteux, place enfin mon futur chauffeur dans un état psychosomatique plus favorable à l'écoute de ma requête et me voici parti pour Alger dans une drôle d'odeur de melons et d'huile de ricin. Évidement, je m'attendais à entendre le fameux accent turco-mexicain du chanteur, ou plus logiquement le parler algérois de mes cousins. Mais c'est celui de la Cannebière qui parfume sa logorrhée qui dans un premier temps m'apprend la raison de ce remue ménage militaire. Des hommes du 11ème Choc ont investi hier une station de radio FLN tout près de là et ils ont réussi à zigouiller Si Mohamed, le dernier acteur vivant de « l'affaire Si Salah ». Pour le reste, cet individu me bombarde de questions auxquels je réponds par de pieux mensonges lorsque je n'arrive pas à esquiver sa curiosité avide de palabres à régurgiter à la moindre occasion. Je me garde toutefois de faire naître une quelconque crainte chez mon chauffeur fruitier qui ne me donne pour le moins pas l'apparence d'un parangon d'héroïsme. Le moindre doute sur ma potentielle ataraxie, et je suis au mieux débarqué de la 203, ou alors livré à quelque autorité dont aucune, ces temps-ci, ne s'embarrasse de prévenance et de savoir-vivre à l'égard d'un inconnu, jeune ou vieux, suspect ou non. Le meilleur parti est de simuler la somnolence, prétextant une nuit agitée mais sans trop de détails. Mais voilà qu'il n'hésite pas à me réveiller pour en savoir davantage. Aucun souvenir de l'énorme mensonge que je lui ai assené pour le décourager, mais je sais que j'ai dû lui en resservir deux autres pour qu'il se mette à me prêter des qualités d'affabulateur suffisantes pour désamorcer sa voracité en potins et ragots. Nous avons déjà dépassé Boufarik. Arrivé au lieu dit Les Quatre Chemins, « Dario-Moreno » bredouille quelques mots pour justifier son option de passer par Douéra plutôt que de continuer sur la N1 en direction de Maison-Carrée. Ce qui me donne l'occasion de traverser Draria où d'autres de mes cousins possèdent une masure. Pas question de m'y arrêter. Il va falloir aussi leur expliquer. Mais ce qu'il faudra leur expliquer, c'est ce que j'aurai décidé de leur expliquer. Et je suis encore loin d'avoir bouclé mon scénario. Je crois que je dois laisser planer un certain mystère sur ce qui s'est passé. Les détails événementiels sont outrageants, blessants, mortifiants, morbides aussi et peuvent engendrer des souffrances inutiles chez des proches de victimes. Sur certaines configurations psychiques, des faits précis peuvent induire des processus de culpabilisation dirigés contre Dieu sait qui, et aussi à l'inverse, des sentiments d'auto culpabilisation tout ce qu'il y a de plus irrationnels. Je suis certain que la version de l'engueulade avec Bernard est la meilleure puisqu'elle enveloppe l'épisode d'un flou que je ne qualifierais pas d'artistique, mais qui pourrait servir d'accommodement, en bon commun dénominateur, à toutes les sensibilités familiales.
Je serai donc le seul à savoir.
Reste à peaufiner les détails de la fable. Aux abords d'Alger « Dario-Moreno » dont la destination avouée est Bab el Oued se met à emprunter un curieux itinéraire, très tourmenté qui nous amène dans le quartier du Ruisseau en bordure du Jardin d'Essai. Je lui demande de me laisser plus loin à hauteur de la Grande-Poste pour diluer toute précision de destination. Il me débarque effectivement tout près, au sommet de la Rampe de Tafourah les pieds dans le square Guynemer. Me voilà débarrassé de ce paltoquet d'opérette. Mon problème est de rejoindre El Biar au plus vite pour raconter mon histoire avant que n'arrivent les nouvelles de Chréa. Ou plutôt non ! La boutiq.. les « Établissements » de mon Grand-oncle Marcel, le père de ce pauvre Bernard, rue Sadi-Carnot, doivent être ouverts à cette heure. Il doit déjà s'y trouver. C'est à 400 mètres. J'y vais.
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Le rideau de fer est baissé. Le seul de la rue. Pas de notice motivant la fermeture de ce bazar emphatiquement appelé « Matériel Municipal » dans lequel règne un capharnaüm qui serait parfaitement en mesure de perturber le psychisme de Gaston Lagaffe lui-même. Bizarre ! Je me renseigne dans le « négoce » d'à côté. Mystère ! Dans le suivant. Encore mystère ! Je fais téléphoner à El Biar par Ferrouch, l'employé du quincaillier. Au bout de deux coups, il raccroche violemment en me disant, le faciès tétanisé, qu'il n'y a personne. Encore plus bizarre ! Il faut que je monte à El Biar. Il y a un endroit précis, boulevard du Télemly, où les voitures dont la plupart se rendent sur les hauteurs d'Alger sont souvent à l'arrêt. Ici, et il ne se passe guère plus de trois minutes avant de trouver une âme charitable pour se voir véhiculer sur les hauts du boulevard Gallieni. Une Simca Aronde bleue, à bord, trois Parisiens, journalistes, semble-t-il . En dix minutes je suis à l'extrémité de la rue de Verdun qui surplombe la fameuse Villa Les Oliviers qui abrita de Gaulle de 1943 jusqu'à son retour définitif en France en août 1944. Je m'avance d'un pas rapide, en révisant mon discours, espérant vraiment que je n'ai pas été devancé par un appel téléphonique de Chréa ou de Blida. Je distingue l'arrière d'un camion militaire garé, ridelle abaissée, le long du trottoir juste après la rue Gaston-Thomson, un GMC. Bon Dieu, c'est devant chez « les Marcel » !... Devant chez nous ! J'accélère puis me ravisant, je fais semblant de boiter, ce qui crée une très légère diversion parfois suffisante pour désamorcer la défiance d'un observateur aux aguets. Une certaine agitation règne autour du camion et des deux fourgonnettes également militaires qui le précèdent. Je prends la précaution de passer du côté de la chaussée pour dépasser les trois véhicules en stationnement. J'essaie de ne pas montrer ma surprise à la suite de ce que je vois et de passer mon chemin sans m'attarder. Les portes et fenêtres de la maison sont grandes ouvertes tout comme les garages qui ne contiennent ni la vieille Vedette de mon grand-oncle ni les deux vans rouges de son entreprise. Au bord de l'allée qui mène à l'escalier extérieur desservant l'étage, de grands tas de terre d'excavation et enfin une chaîne de soldats du génie qui chargent le camion avec des caisses d'armes et de munitions encore toutes maculées d'humus. Mes affaires ne s'arrangent pas. Je n'ai plus de maison, probablement plus d'oncle et tante, plus de cousin, plus de quoi manger, plus d'affaires, plus d'argent. Donc, presque plus rien. Presque. Un espoir, c'est de descendre rue Luciani chez mon oncle Hervé, ma tante Esther et mon cousin Régis voir ce qui s'y passe. En principe, il doivent être à leur rendez-vous médical à Mustapha. Un espoir ténu, mais c'est à deux pas.
Le spectacle que m'offre la vue plongeante sur la propriété est encore plus imposant que celui de la rue de Verdun. Les terrassements y sont d'une envergure beaucoup plus importante. Les képis noirs et les véhicules y sont beaucoup plus nombreux. Par contre, il ne semble pas y avoir de caisses chargées sur les camions. A première vue l'opération fait ici figure de fiasco intégral.
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Mes légers soupçons envers Bernard d'appartenance, ou pour le moins de sympathie pour l'OAS peut être se révèleraient-ils fondés ?
Je ne le saurai jamais.
Mais ce dont je suis pratiquement certain, c'est que ni ses père et mère, ni son cousin Régis n'étaient au courant de ses probables activités pas plus que les parents de ce dernier. Mais comment en être totalement sûr ? Je n'ai évidement pas osé le demander aux deux seuls survivants de ces événements rencontrés une seule fois un peu moins de vingt ans après. Bernard acoquiné avec des militants du FLN ou de l'ALN, c'est pratiquement impossible. De plausible, il ne reste en effet que le ralliement de mon pauvre cousin à l'OAS naissante, puisque les barbouzes gaullistes de Lemarchand n'ont débarqué à El Biar que trois mois plus tard, entre autres lieux, rue Faidherbe, à vingt mètres de là, à vingt mètres de chez « les Marcel », à vingt mètres de « chez moi ». Qui aurait songé à une pareille allégeance de Bernard, lui qui était si souvent en conflit ouvert et violent avec son Général d'oncle, putschiste récemment condamné ? Tout cela m'amène à me demander encore aujourd'hui si l'opération de Chréa était ciblée ou si elle était le simple fruit du hasard de la crapulerie soldatesque.
Je ne le saurai jamais. !
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Mes affaires s'arrangent de moins en moins. Comment rétablir le lien avec mes proches ? Étant donné les circonstances, le reste de la famille, s'il y a un reste, ne va pas se pavaner dans les endroits qu'elle avait l'habitude de fréquenter. Amis, connaissances, relations professionnelles, parents, alliés sont à éviter en pareil moment et, cavale ou planque, l'improvisation n'est pas de mise.
Pour moi non plus. Je suis conscient que la moindre erreur peut m'attirer de gros ennuis. Avec la conviction qu'il existe une solution à chaque problème, je m'évertue à le poser avant d'essayer de le résoudre. Tout d'abord, mon salut est-il du côté de ma famille ? Je réalise d'un seul coup que je ne la connais pas. Et que probablement elle ne se connaît pas elle-même. Il est vrai qu'en dehors de l'hébergement de fortune qui nous échoit à l'occasion des quelques séjours en Algérie de mon père, cette branche familiale m'est plutôt étrangère contrairement à ce dernier qui a été élevé en grande partie en son sein. Dans les circonstances qui sont les nôtres, j'ignore totalement si l'ensemble du clan est lié par d'implicites conventions de solidarité absolue ou alors évolue dans une atmosphère cloisonnée à l'extrême, doublée de l'omerta la plus opaque. Au vu des probables activités de Bernard et des opinions diverses qui ne sont pas forcément partagées par l'ensemble des membres du groupe, parents ou alliés, je pencherais plutôt vers la deuxième hypothèse. D'autant plus que manifestement certaines personnes, parmi les plus âgées, semblent pour le moins beaucoup plus tièdes que d'autres dans leurs positions. Ou alors se vérifierait-il que dans l'adversité, l'instinct grégaire l'emporterait sur les engagements politiques ? Existe-t-il ici une stratégie de groupe avec plan de repli, procédure de fuite, relais financiers, abris ou aires de dégagement ? Je n'y crois guère. Ici, c'est en quelque sorte, le Mektoub qui a colonisé les roumis. En dépit de mon manque absolu de velléités jansénistes, je prends le parti de la stricte application du triangle de Pascal.
Je ne dois plus compter sur ma famille pour m'en sortir. Point final.
L'air d'El Biar n'est plus très respirable. Je redescends. A pied.
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Rue Laperlier. Mounir. Il m'a vu, il m'attend. Il sourit. Il sait... moi pas. Il sait ce qui vient d'arriver, rue de Verdun, moi je ne sais pas ce qui est arrivé il y a trois jours chez lui. Chez lui, c'est à deux pas de chez moi. Mounir, c'est mon voisin, mon copain. Mon copain depuis mon premier séjour ici. J'avais huit ans. Je savais bien que je le reverrai en embarquant sur le « Ville-d'Alger » en partance pour Marseille, exactement un mois avant la Toussaint. La Toussaint de 1954...
Depuis, on se revoit avec plaisir, avec chacun quelques centimètres de mieux et quelques poils de plus au menton, à chacune de mes venues. Ce que l'on appelle honteusement « les événements » n'ont pas changé un iota dans la nature de nos relations. Il connaît très précisément ma position sur ce qui se passe ici, et il y croit ; ce qui n'est pas forcément vrai pour ses copains coreligionnaires ou son entourage familial.
Ce que je ne sais pas encore, c'est que ses deux frères et son père ont été pris lundi dans une rafle. Est-il nécessaire de préciser l'incertitude de la destinée de ceux à qui cela échoit ? Le voilà dans la même situation que moi. Pas question de retourner chez lui sans connaître le sort de ses proches. Il m'explique qu'il connaît une cave abandonnée, discrète, boulevard Gallieni où il dort. Il me propose de partager sa résidence jusqu'à ce que mes affaires s'améliorent. En plus de quelques menus larcins, sa survie alimentaire est soutenue par la vente matinale de quelques figues de barbarie à proximité de la Mosquée de la Pêcherie. Les figues sont bien entendu prélevées dans un dépôt, rue de la Lyre et dégagées très discrètement tôt le matin par un couloir donnant sur la rue du Dr Charles Aboulker. En plus du logement, mon copain me propose une association dans son négoce. Mon rôle consiste à faire le guet, lors de la prise de livraison des quatre cagettes quotidiennes de figues de barbarie et celui de tenancier-gérant-vendeur de la deuxième succursale de vente située à 15 mètres du siège principal de la société, pratiquement à l'ombre de la croupe du cheval du Duc d'Orléans; celui de la place du Gouvernement. Le chiffre d'affaire est bien entendu équitablement partagé en deux. En guise d'équipement de travail, je suis gratifié d'une chechia, apparemment de récupération, pour mieux faire couleur locale si l'on peut dire.
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L'objectif de Mounir est de se rendre à Bône, vivre chez sa grand-mère mais pas avant d'avoir pu obtenir des nouvelles fiables de son père et de ses deux frères. Il ne parle pas de sa mère. Je garde le silence sur ce sujet apparemment frappé d'un lourd tabou. Je comprends qu'il a un contact susceptible de le renseigner sur le sort de ses proches quelque part sur le port, qu'il rejoint chaque jour à heure fixe. Onze heures et demie.
Mon problème à moi, c'est de traverser la Méditerranée. Ma position, ici, n'est pas tenable. Je ne fais partie d'aucun camp. Ni de celui de la France officielle, ni de celui de l'OAS, ni bien sûr celui du FLN. Pas question d'obtenir la moindre protection de qui que ce soit. Certains des membres de ma famille sont délibérément pour de Gaulle, certains pour Salan et sa clique, et moi je suis copain avec Mounir et quelques autres. C'est pour le moins déroutant pour quelqu'un qui chercherait une raison valable de m'aider ... ou de m'égorger.
Le contact de Mounir nous indique un petit caboteur sec, le Bou-Griba qui fait les Baléares et Marseille ou Sète deux fois par semaine avec des agrumes ou autres denrées maraîchères. Son pacha, un juif marocain du nom de Malka, prend discrètement des passagers discrets contre une discrète rémunération de 20 000 francs ou 200 nouveaux francs, comme on dit maintenant. On peut le trouver à coup sûr le lundi et le jeudi à l'angle du quai d'Arcachon et du Môle EL DJEFNA, le quai 6, je crois.
Les 20 bâtons, je ne les ai pas. Je ne les ai jamais eus. Une fortune. Je n'ose même pas calculer combien de figues de barbarie je dois vendre pour les avoir. Mais maintenant, j'ai au moins une ouverture possible. Un fil auquel me raccrocher. Un problème qu'il faut résoudre. Un nœud gordien à trancher.
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À l'instar de l'apport de piqûres provoquées par des glochides dont j'ai les doigts constellés qui risquent par ailleurs de s'infecter avec l'hygiène du lieu, de l'époque et de la situation, la vente des figues de barbarie n'est enrichissante que par la leçon de choses que constitue la nécessité d'en vendre. Nous n'arrivons pas à écouler la moitié de nos prévisions quotidiennes. Le pécule produit nous finance à peine les objets de stricte indispensabilité. La lesteté et l'audace se substitue au budget consacré aux frais de bouche. A ce rythme la consolidation du péage pour mon passage en France n'est pas, selon l'expression consacrée, pour demain la veille.
Quatre journées qui se passent dans une apparente insouciance mais toujours assortie de nos obligations vitales immédiates doublées de celles prévisibles sans pour autant se manifester comme des charges insurmontables. Ce à quoi nous avons échappé tous les deux constitue un illusoire soulagement compensatoire des risques relatifs qui nous entourent. L'horreur généralisée de notre environnement érige presque notre actuelle situation en privilège. Notre inconscience juvénile, la soudaine absence de contraintes par rapport à notre environnement familial fait presque figure de liberté pour notre ressenti. Cela sans perdre de vue les objectifs de survie qui nous obsèdent à chaque instant qui ont complétement occulté les effets psychologiques que pourraient occasionner les événements dramatiques vécus les heures précédentes. C'est avec étonnement que nous assumons chacun ce paradoxe sans en faire part à personne d'autre qu'à notre propre conscience. Une certaine fierté mutuelle personnelle, peut être émulative ou à consonance culturelle, ethnique ou confessionnelle nous contient dans notre mutisme et notre ostensible impassibilité. Chaque soir nous regagnons notre logis discrètement, couvre-feu oblige, par un itinéraire minutieusement choisi pour nous endormir immédiatement.
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Ce soir là, nous sommes attendus . Pourquoi, comment, par quel miracle dans quelles circonstances, seuls Allah et Dieu le savent, si tant est qu'il s'agisse de personnages différents. Nous ne prenons pas garde au véhicule militaire garé à un endroit inhabituel du boulevard Gallieni. La fatigue ? Pourquoi cette baisse de garde ? Il est vrai que passer devant le 74, est un peu troublant. Mounir avait choisi un immeuble pratiquement voisin d'un lieu ou se perpétraient il y à peine quatre ans des activités très peu accommodantes pour les gens de son parti. La sinistre Villa des Roses. C'est là qu'un futur prétendant à l'Élysée exerçait ses talents de démocrate... Au 110 volts.
Ce véhicule était bien là, sa présence aurait dû nous alerter, provoquer une réaction de méfiance, nous faire provisoirement passer notre chemin. Le sort en a voulu autrement. Nous sommes pris. Quel crime avions-nous commis ? Mystère ! Mais il fallait s'attendre à être chargé pour n'importe quoi, n'importe quel prétexte pour obtenir n'importe quel renseignement, aussi anodin qu'il soit. Les conseils qui prévalent dans les cas extrêmes, une fois de plus ce sont ceux de mon père, rescapé de la Gestapo, étant dit que ce dernier détail, je l'ai appris plus tard, bien après sa disparition. « Ne rien dire, ne pas desserrer les dents ! Le mutisme déconcerte davantage que les dénégations ! » disait-il.
Six braves militaires, des appelés à n'en pas douter, nous tombent dessus au moment même ou entrés dans l'immeuble, nous empruntons l'escalier qui descend à nos appartements. Au risque de froisser mon copain, je dégage la chechia dans la pénombre. Pieuse précaution ou lâcheté ? Nous voici embarqués les mains liées dans un véhicule qui n'était pas celui garé quelques mètres plus loin. Un plateau de camion bâché ou se trouvent déjà deux garçons à peine plus âgés que nous ; évidemment pas des européens, et complétement silencieux durant tout le voyage. Un voyage qui ne dure que très peu de temps. Mais j'ai du mal à reconnaître le trajet après l'épingle de Gallieni. Il ne m'a pas semblé que nous tournions devant le Palais d'Été en direction de la rue Michelet, mais nous prenions plutôt celle du boulevard Bru ou de la Redoute. Le camion s'arrête après quelques minutes. La courtoisie ironique avec laquelle nous sommes priés de descendre ne me dit rien qui vaille. Il fait nuit presque noire maintenant. Nous sommes entre une palissade de maçonnerie et le pied d'une maison mauresque de deux étages. Une porte. Nous entrons.
Nous sommes conduits dans un couloir sombre ou une antichambre, un local sans aucun éclairage. Nous ne nous voyons à peine entre nous. Où sommes nous ? Si nous ne voyons rien, l'acoustique est par contre généreuse. Un bruit de fête de beuverie, chants de corps de garde, d'une euphémisante vulgarité nous parvient à travers une lourde porte à deux battants. Une voix de stentor qui hurle cette fois au travers de la porte plus petite qui avait absorbé un de nos gardiens dans un bref éclair de lumière :
— J'en ai rien à foutre pour le moment, parque-les moi ou tu veux !
— A vos ordres mon lieut...
— Dans une demi heure ! Reviens dans une demi heure !
Puis brusquement, un hurlement de bête qu'on égorge souligné par un léger écho. Une voix d'homme. Le cri s'arrête net et le tintamarre de l'orgie d'à côté reprend le dessus.
Nous savons maintenant à quoi nous attendre.
De nouveau le flash aveuglant de la porte qui s'ouvre et se referme sur l'invisible et notre gardien nous invite à descendre quelques marches. En fait un étage. Avant d'arriver en bas une odeur de latrines nous terrasse. Insurmontable. Le maigre repas que nous avions pris il y deux heures est restitué et s'en va renforcer la composante olfactive du lieu. En provenance d'autres locaux, des cris, des râles, des prières des pleurs parviennent à nos oreilles durant la demi-heure qu'est censé durer notre attente. Nous sommes dans un local qui ressemble à une ancienne buanderie où nous avons découvert deux autres types qui doivent cette fois être nos aînés d'une dizaine d'années. Certaines parois de grands bacs à linge de béton sont démolies. La robinetterie a été supprimée et bouchonnée. Nous sommes dans le noir presque total. Une lueur très faible nous parvient de manière indirecte par un soupirail donnant probablement sur un saut-de-loup dont le jour a été occulté par une tôle. Je crois bien que la demi-heure a duré une heure ou plusieurs même. Je n'ai plus de montre. L'odeur pestilentielle est toujours présente bien que beaucoup moins forte dans notre laverie et l'accoutumance la rend plus supportable. Le barouf de la beuverie de l'étage supérieur n'est plus audible mais les cris horribles entendus tout à l'heure s'échelonnent maintenant par série de trois. Je me surprends à les comparer cyniquement à un SOS en morse dans un film passé au ralenti. Puis une cavalcade assortie d'aboiements, d'ordres monosyllabiques se fait entendre dans le couloir qui dessert notre lieu de parcage. Puis ce sont d'autres de ces hurlements épouvantables que nous pouvons entendre cette fois à notre étage, beaucoup plus proches de nous.
Curieusement cela met fin d'un seul coup aux râles et pleurs qui tenaient lieu de musique d'ambiance à ce lieu effroyable. La cadence des cris se met à s'accélérer. Puis s'arrêter quelques minutes. Ceux du rez-de-chaussée reprennent à un rythme plus soutenu. Sans doute pour conjurer je ne sais quelle fatalité, je me mets à analyser les séquences rythmique des deux sources sonores et à tenter de les percevoir comme des mutuels contre-points d'une improvisation concertée. Mes camarades d'infortune demeurent silencieux. Éprouvent-ils la même chose que moi ? Sûrement pas ! La leur de fatalité leur est enseignée comme une réalité depuis leur plus tendre enfance sans qu'il n'éprouvent le besoin de la contourner avec des artifices musicologiques.
Enfin un grincement de porte et le flux d'une torche qui nous éblouit et de nouveau la même voix de stentor :
— Mais je t'ai expliqué ce que je voulais ! ... Ceux-là ne m'intéressent pas, bordel de merde ! C'est à coups de pieds au cul qu' on doit te faire comprendre les choses, nom de Dieu ?
— Mais mon...
— Ta gueule !
— Oui mon ....lieut ,,, mais qu'est-ce que j'en fais ?
— Démerde-toi ! Fais-en ce que tu veux ! Merde ! Maintenant, on a pas de place pour eux ici !
— Mais...
— Tiens, va leur faire chercher un peu de bois, ça occupe !
La torche fait volte face. La porte claque. Nous sommes à nouveau dans la pénombre.
Un des deux hommes que nous avions rejoints ici ouvre enfin la bouche et semble s'adresser à moi dans un souffle, et avec une sorte de satisfaction, ou de soulagement peut être :
— Kôôr vid'bois !
Je mets presque une minute pour déchiffrer.... La corvée de bois !
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Nous sommes embarqués cette fois tous les six à l'arrière d'un Citroën H, un « tôlé », qui n'a rien de militaire, le portillon supérieur arrière, sans doute défectueux, a été remplacé par une bâche. Des caisses et des grands sacs dont j'ignore le contenu y sont déjà entassés sans être convenablement arrimés. Nous devons nous trouver chacun une place acceptable parmi ce fatras. Comme il n'y a pas de place pour un gardien sur le plateau, on nous a lié les pieds avec des bouts de ficelle. Reptation. C'est le passager à côté du chauffeur armé d'un automatique qui est chargé de nous surveiller par dessus le dossier de son siège. Un mec très jeune mais bien plus vieux que moi, bien entendu. Je suis placé en dernier tout derrière du côté de la ridelle ou plus exactement des deux portillons, ce qui me permet de voir dehors par la fente de la bâche. Je caresse l'espoir de pouvoir sauter, mais je déchante rapidement. Une jeep s'apprête à nous suivre dotée d'un équipage de quatre appelés armés jusqu'au dents. Le Type H démarre. Le véhicule fait un vacarme d'enfer à chaque bosse ou trou du sol de la cour. Je suis curieux de savoir où nous sommes, de quel endroit nous sortons. Passé le portail ménagé dans le mur d'enceinte, je scrute le paysage par la fente de la bâche. Subrepticement, j'aperçois deux câbles obliques qui se détachent sur le ciel. Un téléphérique. Je sais où nous sommes. Pour ceux qui connaissent....
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Nous voici sur le boulevard Bru en partance pour notre funeste destination.
Voilà un pan de la bâche arrière qui se détache. Elle flotte au gré de la vitesse relativement faible du véhicule. Davantage d'air frais, mais surtout on voit où on est. Mon néocortex a parfaitement assimilé que nous étions tous condamnés à mort. La corvée de bois, très prisée par l'armée à cette époque constituait un moyen très simple de se débarrasser des témoins par des procédés facilement justifiables et souvent à la faveur de la cécité momentanée des structures hiérarchiques qualifiant entre elles ces actes de barbarie, dans leur officialité la plus officieuse, de « procédures extra judiciaires », expression consacrée. Mais voilà qu'il ne s'agissait maintenant plus d'éliminer quelques témoins gênants, mais uniquement des renégats d'interrogatoires de principe, faute de place disponible.
Cette fois nous passons en contre-bas du Palais d'Été, puis c'est la descente vers la rue Michelet pour rejoindre le boulevard Carnot. Une curieuse impression m'habite. Je sais pertinemment que je ne me dirige nulle part ailleurs que vers ma tombe et que la probabilité d'échapper à mon destin est infime.
Le trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution.
Pourtant, le voyage que nous faisons, prétendu dernier, me semble anodin; il me semble qu'il en précède un autre, chargé de rebondissements et de surprises. Me suis-je, par mimétisme, converti aux croyances de mes cinq compagnons ?
Place du Gouvernement, nous prenons la direction de l'Esplanade et de Bab el Oued. Devant la caserne Pélissier l'air du large, l'odeur de la mer, le fait d'être au bord du pont du camion, le bruit de cette bâche qui claque au vent me donne une impression de liberté qui rend absolument impossible la perspective qui m'est dévolue, à moi, mais aussi à mes camarades d'infortune. La tétanisation de mon intellectualité résignée alterne avec un espoir fou de dévorer la vie qui ne fait que commencer à quinze ans. L'alternance du rêve et de la réalité. Cela au point de ne plus pouvoir les discerner entre elles. Un masque ? Une fuite ? Schizophrénie ? Comment le savoir ? Nous bifurquons à gauche juste après l'hôpital Maillot. Nous venons de laisser le grand cimetière à notre droite. Je vois les deux Fellahs, les plus âgés, allongés derrière les sièges du chauffeur et de notre gardien, qui profitent du virage et du vacarme ambiant pour passer leurs mains liées du dos à l'avant du corps avec l'agilité d'un chat et une synchronisation parfaite. Le gardien qui a tourné la tête, n'a rien remarqué; de sa place et dans sa position, il ne peut pas voir leurs mains. A cet instant dans mon esprit, le rêve et la réalité ont échangé leur rôles. La fatalité à changé de camp. L'espoir est devenu détermination. Pour les fellahs je suppose que le Mektoub est toujours au même endroit mais la perspective de se payer un roumi ou deux lui adjoint un petit additif. Un stimulant. Nous commençons à attaquer des lacets d'une forte côte. Je crois que nous nous dirigeons vers le fort de Sidi ben Nour ou alors vers les carrières Jaubert sur la colline de Bouzarea. Les épingles à cheveux se succèdent. En me penchant au dehors, j'entends soudain la jeep qui nous suit faire un drôle de bruit. Les tours montent. Double débrayage. La première est engagée dans un crissement sinistre, à moins que ce soit le pignon des quatre roues motrices. Le régime du moteur baisse pour se stabiliser au ralenti. Au détour du lacet suivant, les codes de la jeep ont disparu. Pour nous la chaussée est maintenant un chemin de terre constellé de fondrières. Le vacarme métallique de notre véhicule est toujours plus assourdissant. Le moteur se met à fatiguer. J'entends tout juste des clameurs au loin qui ressemblent à des jurons. La situation n'a pas échappé aux deux fellahs du devant. Nous sortons d'une courbe négociée à grand mal à la limite du calage. D'un seul bond, je les vois se dresser comme l'éclair et assener chacun avec un ensemble parfait un coup nécessairement létal sur la tête des deux appelés respectivement avec sans doute le cric de la camionnette et probablement sa manivelle qu'ils sortent de la pénombre de je ne sais quel recoin de la carrosserie. Le fell' de gauche jette ses mains liées sur le volant pour tenter d'immobiliser le véhicule sur le flanc amont du chemin. L'autre doit être déjà en train de se saisir des armes du malheureux gardien. Le camion s'immobilise comme prévu. Frein à main. Contact coupé. La lame d'un poignard d'ordonnance jaillit. Quinze secondes plus tard, débarrassés de nos liens, nous avons tous mis pied à terre. Je crois qu'en cabine, dans l'intervalle, la dague d'ordonnance vient de remplir un emploi moins prosaïque. Principe de précaution que le Mektoub ne désapprouve pas. Nous voici en train de gravir le reste de la côte au pas de course en direction de la forêt, toujours en silence pour ne pas attirer trop tôt l'attention des occupants de la jeep qui semble redémarrer.
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Quelques heures d'une marche forcée dans des zones de forêt, de bocages, dont certaines à découvert, qui nous conduit à un endroit où nous pouvons nous reposer un moment en relative sécurité mais dont je n'ai pas la moindre idée de la localisation exacte. Mounir m'explique que nous n'allons probablement pas être recherchés. Aucun de nous n'a été enregistré ou identifié. Nos victimes ne sont pas des engagés, ce ne sont pas des paras mais des vulgaires bidasses du train ou des transmissions. Les deux fellahs ne pensent pas qu'on va faire un fromage pour nous autres. Mais il s'agit d'être prudents et surtout nous séparer dès le lever du jour. Mounir décide de ne plus retourner en ville pour le moment, de même pour trois autres de nos compagnons. Seul un des plus jeunes, dont j'ai complétement oublié le nom, dispose d'un un point d'attache en ville d'Alger qu'il entend rallier au plus vite. Quand à moi, je décide de ne plus vendre des figues de barbarie pour des clopinettes et de passer sur Marseille, ou n'importe où en métropole, dans les heures qui suivent et coûte que coûte. Je n'ai pas le premier des 20 000 francs nécessaires à la rétribution de cet obscur individu.
Il y quelques heures la détermination avait pris le pas sur l'espoir.
Maintenant, pour moi, la notion d'espoir n'existe plus.
Il n'y a plus que la détermination !
Et ce n'est pas un vœux pieux, c'est une décision de ma part !
Irrévocable !
C'est aussi à ce moment que je décide que jamais plus je ne serai une victime !
Jamais !
Ce statut doit m'être évité, à n'importe quel prix et par tous les moyens !
Alors, il faut que je trouve un stratagème pour passer sur Marseille dans le bateau de ce type sans les 20 000 francs.
Le jour se lève nous partons avec le garçon dont j'ai oublié le nom vers Pointe-Pescade. Les autres s'en vont dans un autre direction pour une destination que j'ignore. Mounir et moi, nous nous serrons la main de manière très virile. Sans doute pour retenir ce que les autres ne devaient pas voir..
En descendant je me retourne. Un regard vers mon copain.
Le dernier.
Je n'ai plus jamais revu Mounir.
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St-Eugène commence à s'animer lorsque nous arrivons et mon stratagème pour endormir le juif du caboteur est presque ficelé. Notre retour vers Alger est largement accéléré par l'emprunt d'une bicyclette rouillée dont le porte bagage me transforme les fesses en marmelade. Je décide de me séparer de mon chauffeur cycliste sur la route du littoral dès le dépassement du stade de St-Eugène. Je le sens soulagé de ne pas devoir traverser Bab el Oued en compagnie d'un roumi ou d'un gars qui pourrait bien en être un. Mon pantalon est déchiré. Je sais que le genre BCBG n'est ici ni discret ni prisé, mais cette déchirure attire l'œil et n'est pas compatible avec les salades que je m'apprête à servir au pacha du cargo. Sachant que des vêtements, en l'occurrence des pantalons, y sont exposés sur la rue, en devanture des boutiques, je prend directement la rue Bab Azoun pour objectif de ma prochaine promenade en ville.
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Deux passages suffisent pour un essayage visuel du pantalon kaki qui fait l'objet de ma convoitise. Un passage plus lent et plus circonspect est nécessaire pour l'alerte prise en livraison de l'article qui, après un léger retroussage, fait mesure de manière très acceptable. Nous sommes lundi et j'ai rendez-vous avec un Charon qui devrait me faire passer le Styx dans le sens inverse, autant que faire se peut, sans obole. Si je parviens à l'embobiner. J'ai encore la journée entière pour préparer mon coup. D'abord un repérage des lieux, et si possible l'évaluation des défenses, des immunes du bonhomme. Puis il faut que j'arrive à joindre le contact de Mounir. C'est à onze heure et demie pile ; à souligner que ce degré de précision est rare ici. Mounir n'est pas au rendez-vous. C'est évident. Mais le contact, oui. Et il a l'air d'avoir une parfaite confiance en moi. En quelques minutes, je le mets au courant des événements de la veille et je lui expose mon plan. En riant, il me dit que les chances de réussite sont grandes en rapport avec l'avidité du personnage. Pour pouvoir m'aider, il lui manque un renseignement, qu'il pense pouvoir facilement obtenir d'un ex-matelot sur le port, et cela pour trois heures de l'après-midi.
Je réalise que j'ai faim. Mes activités de ces derniers jours et mon ami Mounir m'ont appris exactement ce qu'il fallait faire lorsqu'on a faim ici.
Je le fais.
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Monsieur Cadoret, Francis Cadoret, fondé de pouvoir de la maison Fruteleg sàrl, fruits et légumes en gros à Marseille, quartier du Panier. Voilà le renseignement que j'attendais. Ce nom m'est livré en prime avec l'adresse, le téléphone et les principaux signes particuliers et traits de caractères de l'individu. Je m'efforce d'assimiler le tout avec application puisqu'il est sur le point de devenir mon oncle dans l'embrouille à servir au capitaine Malka. En fait, il s'agit du seul ou en tous les cas de l'un des principaux clients estival du caboteur à Marseille, qui à cette saison lui prend deux fois par semaine sur le port de la Joliette l'entier de la cargaison de son petit vraquier en fruits et parfois en légumes. En plus de quelques discrets petits extras, ai-je pu comprendre. Dans mon scénario, il a besoin de moi immédiatement à Marseille et je n'ai plus d'argent je viens de l'avoir au téléphone en préavis, juste avant la fermeture de la poste et il est prêt à se fendre de non pas deux bâtons, mais de trois, sous la table, à mon arrivée à Marseille. Il m'attendra demain en fin de journée, à l'heure habituelle sur le quai dans le bassin d'Arenc, avant même les camions de son entreprise. Si je n'y suis pas il sera très très fâché... furieux même.
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Me voici calé devant un tuyau qui doit être plein de vapeur sous pression. Il fait à peu près 45 degrés dans cette cale à proximité de la machine. L'odeur de l'huile chaude me donne l'impression d'y baigner tout entier. Sans papiers ni argent ma place doit être discrète et même davantage que ce soit vis-à-vis des services des douanes ou même de l'équipage. Par les temps qui courent une surveillance accrue est exercée par la Royale pour ce qui concerne le trafic d'armes à destination de l'Algérie. Donc pas question de jouer les touristes désœuvrés sur le pont. Pas question non plus de jouer les oisifs sur la cargaison, melons et pastèques, qui en vrac présente un danger énorme d'écrasement sous l'effet du roulis ou du tangage. Mon statut d'incognito me réserve en prime une séance de bain turc d'une vingtaine d'heures gracieusement offerte par la compagnie.
Les ordres hurlés que j'entends arriver en salle des machines m'indiquent que nous venons de quitter Ciutadelle, principal port de Minorque pour brève une escale nocturne qui me paraît tout ce qu'il y a de plus inhabituelle ou pour le moins surprenante puisque de nuit, dans les ports, il n'y a pas de mouvement de fret possible.
En souriant, je pense à tout à l'heure sur le coup de six heures, lorsque j'ai dû affronter le lourd faciès dégoulinant, méfiant et dédaigneux de Malka, qui comme par miracle, sous son casque de boucles crasseuses, s'est détendu d'un seul coup à l'énoncé du nom de « Cadoret ». Puis l'annonce du péage au noir des 30 sacs a eu ensuite un effet révulsif instantané et exorbitogène sur les globes oculaires de ce judéo-marocain des mers chaudes. Je crois qu'il a dû se retenir de me faire une courbette lorsque j'ai mis le pied sur la passerelle. Joli coup ! Bingo !
En sus d'un peu de sommeil et de deux sandwiches au mouton, je m'accorde tout de même un petit quart d'heure de grand air sur le gaillard avant à l'aube et aussi un autre lorsque nous sommes enfin en vue du port de Marseille.
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Bassin d'Arenc. Je crois que je suis le premier à mettre le pied à terre dès la mise en place de la passerelle. Je suis très pressé d'aller au bistrot téléphoner à mon oncle qui devrait en principe être déjà là à m'attendre avec les 30 000 francs promis; tout en manifestant bruyamment ma colère pour son absence momentanée, en invoquant avec conviction son immuable et éternel respect des promesses. En fait, la direction du bistrot, c'est celle d'Aix-en-Provence que j'atteins moins d'une heure plus tard à la faveur d'un transporteur de farine. Puis une bonne moitié de nationale 7 pour rejoindre mon vrai destin d'enfant devenu brusquement adulte sans transition aucune.
Un destin immédiat de lycéen qui me mène vers une toute autre guerre, à étudier, lire et relire dans le texte, cela presque à l'endroit exact où elle avait commencé.
Celle des Gaules.
FIN
EPILOGUE
Mercredi 7 octobre 1981
Badinter a réussi. La loi sur l'abolition de la peine de mort en France est votée depuis une semaine. La promulgation est prévue pour après demain vendredi, jour pour jour vingt ans et deux mois après mon départ de Chréa. Je flâne sur le marché d'Avignon. Je suis songeur, méditatif. Je viens d'apprendre par-dessus l'épaule d'un lecteur du Figaro l'assassinat d'Anouar el Sadate. Avortement d'un espoir. Encore un. J'y pense sans arrêt.Sous une toile à rayures, un marchand expose des insignes militaires documentés par de petites étiquettes jaunes. Il y en a des centaines. Des insignes métalliques de béret, de poitrine, des insignes d'épaule, des insignes de tissu brodé ou imprimé. Tous les mythes, les unités légendaires. Bref, le défilé du 14 juillet : la 2ème DB, le 1er RCP, le 2ème RPIMa, le 1er REP, le 2ème REP et beaucoup d'autres. Sur l'arrière à droite, contre le piquet qui soutient la toile de tente, une tête de panthère noire sur fond argent au-dessus d'un motif doré...
Chréa !!... Souvenir, souvenir !
L'étiquette jaune m'apprend que c'est l'insigne de l'ex-onzième bataillon parachutiste de choc.
C'était eux.
— Le 11ème Choc !
FOS © 9 août 2007
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